CHAPITRE PREMIER
Les hautes et larges roues se remirent lentement en mouvement.
Sur le sol grisâtre et poussiéreux de la galerie, les pneus énormes laissaient les empreintes floues de leurs profonds dessins.
L'engin, massif, lourd, imposant, faisait d'abord songer à quelque tracteur. Ou à l'un de ces puissants appareils motorisés qu'on apercevait fréquemment sur les chantiers ou les tracés des futures autoroutes et dont le commun des mortels ne soupçonnait qu'à peine l'utilité. Mais la comparaison ne résistait pas à un examen plus détaillé.
L'habitacle, assez spacieux pour contenir une équipe de six hommes pourvus d'un abondant matériel, en était complètement clos. Les parois transparentes, de plastacier moulé, permettaient une visibilité totale sous tous les angles. On devinait, à ses joints épais et à son système de verrouillage, que la porte d'accès assurait une fermeture hermétique, transformait l'habitacle en un caisson parfaitement étanche.
En fait, les « Rambler 80 » étaient les véhicules les plus couramment utilisés sur la base, et n'éveillaient plus aucune curiosité chez les trois hommes qui occupaient celui-ci.
Ils en avaient emprunté tant de fois ! Dès qu'il s'agissait de se déplacer hors du refuge, que ce fût pour se rendre sur quelque chantier, sur quelque terrain de prospection plus ou moins éloigné, ou plus simplement pour gagner les pistes proches, on prenait place à bord de l'un d'eux. En dépit de leur aspect pataud, les « Rambler » pouvaient atteindre une vitesse nullement négligeable et offraient une sécurité non moins appréciable sur ce terrain fortement accidenté où on ne disposait d'aucune route, même pas de la moindre piste.
En certaines occasions, la coupole de plastacier avait même constitué une protection efficace sous une pluie de petites météorites.
Ils venaient de franchir le second sas interne et s'avançaient maintenant vers le dernier système à double cloison étanche qui donnait accès à l'extérieur.
Forée dans la roche, la large galerie accusait une légère pente ascendante. Tous les cinq mètres, alternés de chaque côté de ce tunnel aux parois brunes et rugueuses, les longs tubes au sodium diffusaient une lumière vive, orangée. L'éclairage modifiait les couleurs, donnait au teint des trois hommes une nuance verdâtre, presque cadavérique, assez impressionnante.
Born, au travers du hublot du scaphandre, jeta un coup d'oeil ironique à son voisin.
—On se farde à l'eau de mare, maintenant! remarqua-t-il.
jef Parker ébaucha un sourire, rétorqua : —Chez moi, c'est le foie... Normal, après les adieux d'hier L.
Ils rirent tous les trois à l'évocation de cette soirée.
—Jus de fruits vitaminés, eau minérale à volonté, lait écrémé ou enrichi ! Tout un programme Quelle bamboula ! Vous deux, continua le conducteur qui occupait seul la banquette avant du véhicule, vous avez au moins la consolation de vous envoler vers d'autres cieux ! Personnellement, restant ici, j'aurais apprécié davantage UT1 doigt de champagne, une larme de cognac, un petit quelque chose avec un bouquet du terroir qui vous chauffe le Valéry Born eut un geste de résignation.
Désignés ou non pour une mission, leur seule présence ici supposait de longs mois d'entraînement, de régime et de surveillance médicale. L'importance de leur départ ne justifiait naturellement pas une entorse à ce strict règlement. Au contraire. Il aurait été absurde de risquer de provoquer la moindre faute, la plus minime erreur, en permettant la consommation de boissons alcoolisées.
Le directeur de la base avait pourtant tenu à fêter leur départ. Une coutume sacrée. On trinquait toujours au succès d'une mission. La soirée avait eu lieu au bar du refuge.
«Un cocktail de pouponnière ! » avait murmuré Born, qui ne manquait pas d'un certain esprit caustique.
Ils franchirent la première cloison, pénétrèrent dans le sas.
Devant le « Rambler », la lourde porte métallique bascula lentement.
Dehors, la lumière était bleutée. Il faisait encore sombre, mais on sentait le jour proche. Le jour avec son écrasante chaleur qui interdisait tout déplacement à l'extérieur sans le scaphandre spécial qui isolait et protégeait aussi des radiations.
Le conducteur engagea le véhicule sur la piste bétonnée, assez large, qui serpentait entre des parois noirâtres et déchiquetées. Les crêtes proches découpaient sur le ciel des arabesques tourmentées et s'abaissaient peu à peu. Parker avait l'impression, chaque fois qu'il passait dans la gorge, de se déplacer sur une langue de béton entre les dents énormes et pointues le d'une mâchoire gigantesque.
Le « Rambler 80 » roulait maintenant assez vite le long d'une pente douce, rectiligne. Le défilé s'élargissait rapidement. De part et d'autre de la route, les rochers devenaient irréguliers; il y avait des failles, de plus •en plus nombreuses, puis ce n'était plus que des blocs de roche épars entre lesquels on apercevait dépression qui formait la mer de la Sérénité.
La piste débouchait, et se terminait d'aillb leurs, sur l'aire aménagée en bordure de la ligue, balisée de feux orange. Contre elle, comme légèrement adossée aux poutrelles, la fusée, luisante sous les reflets du jour levant.
Trois étages de métal. Au sommet de cet étrange édifice : la capsule cosmique, à peine visible depuis le bas.
jef Parker tourna la tête, regarda brièvement les montagnes toutes proches.
— De la nostalgie, déjà 7 ironisa Valéry Born.
Parker haussa imperceptiblement les épaules et ne répondit pas.
Le tempérament railleur de son compagnon l'excédait parfois. Bien plus que moqueur, Born ne prenait, semblait-il, jamais rien au sérieux. « Une heureuse nature ›), pensa Parker.
Lui, en dépit d'une expérience longue de plusieurs années déjà, ne pouvait s'empêcher de ressentir une certaine émotion pendant les instants qui précédaient un départ. Et celui-ci peut-être plus que tout autre. Pas vraiment de l'appréhension. Ni de la peur. Seulement une petite angoisse latente, un peu d'oppression.
Boni prenait place à bord d'une capsule, quelle que fût sa 'destination, comme on montait dans un train de banlieue. Au fond, jef Parker lui enviait cette indifférence, ce détachement superbe qui le faisaient considérer par leurs camarades comme un intréptde casse-cou toujours prêt à se lancer dans les aventures les plus périlleuses.
Le «Rambler » s'immobilisa au pied de la tour, à proximité de la porte coulissante de l'ascenseur.
Dans l'habitacle, les trois hommes vérifièrent rapidement la tension de quelques sangles de leurs scaphandres, contrôlèrent le verrouillage de sûreté des attaches. Le conducteur ouvrit ensuite la portière. Ils sautèrent au sol.
— Nous voici à pied d'oeuvre, commenta laconiquement celui qui les avait conduits.
C'est le cas de le dire ! observa Boni.
Il leva la tête vers le sommet de la tour, soupira.
A son sens, les moments les plus pénibles commençaient...
L'attente...
Par l'ascenseur, Parker et lui allaient monter jusqu'à la capsule, y prendre place, se sangler dans les profonds fauteuils inclinés qu'ils devraient occuper durant toute la durée de la phase de lancement. L'attente, encore, mono' tone malgré les nombreuses opérations de contrôle auxquelles ils auraient à se livrer. Le dialogue, d'une voix monocorde, avec les techniciens de la base. La comparaison de chiffres, de données, d'indications, de lectures de cadrans. Et toujours l'attente. jusqu'au moment où, tout étant enfin révisé, repassé, vérifié une dernière fois, on déciderait la mise à feu du premier étage.
Valéry Born soupira de nouveau.
Grand, taillé en athlète, il évoquait immédiatement l'homme d'action qu'ennuyait au plus haut point tout ce qui était paperasserie et tracasseries administratives. Le regard un peu dur des yeux gris, sous la broussaille des sourcils d'un blond roux, achevait de lui donner un air énergique et décidé. Il ébaucha un sourire ironique en remarquant que Parker, de nouveau, se retournait vers les crêtes. Au sommet du cratère dans lequel était aménagé le refuge, on distinguait nettement la coupole qui surplombait la montagne et en isolait l'intérieur. Sous ce dôme de verre armé, on avait créé une atmosphère artificielle. On y vivait ainsi dans des conditions presque normales.
Une existence en vase clos, bien sûr ; mais l'usage des scaphandres cessait d'être obligatoire dès qu'on avait franchi les sas. C'était déjà quelque chose. Beaucoup ! Cela permettait une liberté de mouvements et de déplacements dans le cratère, donnait l'impression de vivre sur un îlot. Une ne entourée de murs de roche au lieu d'eau...
Born bougonna quelques mots inintelligibles à l'adresse de leur conducteur avant d'appeler son camarade.
— Alors, Id ! On y va Aussi, pensa-t-il, avait-on idée de se marier quand on faisait un métier comme le leur !
Parker était d'ailleurs le seul membre de l'O.C.'. (1) détaché sur la base lunaire à ne pas être farouchement resté célibataire. La Terre, et son épouse, étaient loin... Pourtant, Parker semblait s'accrocher du regard au cratère, comme s'il considérait la base comme un petit lopin de la planète natale projeté dans l'espace par l'effet de quelque magie !
Il s'était détourné lentement.
Valéry Born l'attendait devant la porte de l'ascenseur.
Un geste du bras au conducteur, resté prés (1) Organisation Cosmique Internationale.
du « Rambier ›>. L'homme leva la main. Ils le virent sourire derrière le hublot, puis il tourna légèrement la tête et la vitre du scaphandre refléta le ciel qui devenait clair et les cimes proches. Curieux... On avait l'impression que le paysage avait effacé le visage de l'homme.
Ils pénétrèrent dans la cabine.